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Bairro Destino (le film)
Le titre du film pourrait être « Bairro Destino ». Du nom d’un quartier à naître, dans un avenir proche. Pas en périphérie, mais au coeur du paysage historique de Lisbonne. Ce nom ne sera justifié qu’à la dernière scène. L’acteur principal sera étranger, français (en raison de l’origine de la production). Un homme dans sa pleine maturité. La formule, banale, suggère un goût persistant du personnage pour la séduction et laisse du champ pour le choix de son âge. On assistera à la naissance et au développement d’une histoire d’amour, sensuelle et métaphorique : l’attirance d’un homme pour la ville de Lisbonne. Si le héros doit être désigné, on choisira le prénom de Vincent, mais on évitera de l’utiliser.
Lisbonne Praça Martin Moniz.
L’homme jaillit d’un taxi. On le fera arriver un cinq février. Il ne connaît rien de Lisbonne en hiver. Il n’a pas de bagage ou si peu, un sac accroché à l’épaule. Pas de cahier dans son sac, surtout pas. Pas cette fois. Il a déjà écrit sur Lisbonne. Il se dit qu’il a osé. L’a louée. L’a-t-elle aimé en retour ? Il veut la forcer à une déclaration.
Un monologue intérieur permet de savoir qu’il est jaloux de Bruno Ganz, du rôle de l’acteur suisse dans le film culte d’Alain Tanner, « Dans la ville blanche ». Il désirerait vivre une pareille dérive non innocente, charnelle, en se laissant traverser par le temps dans les montées de la Mouraria, les venelles d’Alfama, les impasses, beco, dont le nom, pensé en français, signifie « petit baiser ». C’est un fantasme de mâle – il en convient – d’abandonner son destin à cette ville au pouvoir de sirène, comme le marin du film qui se fait rejeter par la mer, qui laisse son bateau repartir sans lui. Oui, il a toujours envié le personnage de Ganz qui, sur l’affiche primitive du film, lit dans un fauteuil rouge, sur un balcon, face au port, avant d’être soumis pendant une heure et quarante-sept minutes aux dérèglements d’un scénario décousu et aux rafales du hasard. Il se dit prêt à descendre en enfer si une Rosa complice lui tend la main pour que, de l’autre, il la dénude. Il pense que Lisbonne pousse au drame. Il se voit, marchant sur la marge du trottoir, au-dessus du précipice de sa vie.
Poço do Borratem.
Puits du figuier [mentionné dès 1552 pour ses eaux recherchées par ceux qui souffraient de prurit, de dartre, de gerçure, de crise de foie. Aurait perdu sa réputation après le tremblement de terre de 1755 – note du scénariste].
L’homme prend d’assaut le quartier populaire de la Mouraria, se lance presque en courant dans les degrés de la montée dos Surradores, des corroyeurs, des mégissiers, travailleurs du cuir. Il grimpe trop vite. Il souffle. Il ne maîtrise pas sa hâte. Des panneaux exposent le visage de la Mouraria de demain, après une chirurgie esthétique dont on espère des effets secondaires bénéfiques pour la population du quartier. Sur la praça dos Trigueiros, « place des bis, bistres et basanés », des travailleurs africains ôtent de vieilles marches, les remplacent par des pavés neufs.
Il assiste à un grand éventrement. Des gravats jouxtent sans égards un beau mur peint de Mário Dionísio, d’après une esquisse pour le « Café de la Gare ». Quel café ? Quelle gare ? Qui est Mário Dionísio ? Ce nom lui plaît comme tout ce qui concerne le dieu du vin. Un homme, défini par un tel patronyme, ne peut être que bon. Les parois de la montée en disent long sur la colère qui enfle chez les humbles : « OTAN, usine de la mort ! » Les yeux d’un Noir graffité suivent les efforts des étrangers pour hisser leurs carcasses touristiques vers le castelo de São Jorge. Where is the castle, please ? À présent, même les Français demandent leur chemin en anglais ! Il fulmine contre cette faute de goût. Il s’enfonce dans le boyau de la Farine, o beco da Farinha. Les résidents le regardent passer. Une artiste, Camilla Watson, a photographié les plus âgés de ses voisins, a scellé leurs portraits aux parois de la ruelle à grandes giclées de plâtre, a fixé l’âme sépia du quartier. Il lit la définition du projet, plaquée au mur. Se succèdent Dona Zulma, Dona Piedade, Dona Lourdes. On voit un visage intrigué émergeant du cadre noir d’une fenêtre. Des joueurs de cartes. Le chien Dom Quixote et son maître, senhor Carlos, posent à l’embouchure de la venelle. Dona Xica et sa commère Dona Prazeres cachent la devanture de la Leitaria Moderna, toutes deux souriantes, avec le même air réfractaire à la modernité.
Il débouche exactement devant la « Laiterie Moderne ». Il ne pensait pas atteindre aussi vite ses souvenirs. Sur la gauche : le restaurant capverdien de Dona Maria, qu’il a fréquenté assidûment lors d’un séjour antérieur. Il est ouvert. Dona Maria, connue pour chanter la morna en servant la cachupa, console un vieil émigré submergé par une vague de nostalgie. Lisbonne a beau être considérée comme la onzième île du Cap-Vert, elle reste une terre d’exil, et, les jours de vent contraire, les images lointaines de Santiago, São Vicente, Praia, Mindelo, poussent la main vers un verre de grogue, toujours trop petit pour y noyer le chagrin d’un coup sec. Il n’ose pas entrer, déranger. La cachupa doit être froide à cette heure. Il se réfugie dans la « Laiterie Moderne », y commande un Maceira, cognac local un peu mou. Il a besoin de cette extrême suavité pour éteindre sa nervosité. Il attend la chute du soleil pour oser progresser de quelques pas sur des pavés descellés. Derrière l’église de São Cristovão, presque collée au dos de l’édifice, il découvre une tasca comme il les aime, l’auberge de l’Eurico. Elle est déjà pleine et bruyante. Elle déborde. Si bien qu’une douzaine de convives se retrouve attablés dans l’épicerie adjacente, prêts à dîner entre les étagères de produits ménagers, les boîtes de conserve, les bonbonnes de vin et les pyramides d’eau minérale.
Tasca do Eurico.
Le patron, o Eurico en personne, apprécie de l’entendre déclarer sa faim en portugais. Il le pousse dans l’épicerie, lui impose le bout de la longue table. Il reste une place. Les commensaux, tous membres d’une chorale, festoient avant d’aller chanter. Ils prétendent que le vin vert aide à affuter les cordes vocales. Le poisson grillé vole par-dessus les têtes et atterrit sous les vivats.
– Si vous mangez la même chair que nous, il faudra partager notre choeur ! Aimez-vous chanter ? La femme, assise en face de lui, insiste pour qu’il assiste à la répétition.
– C’est tout près, praça da Achada. Un site quasi-secret de Lisbonne. Une place sans issue. On est sûr d’y entrer, pas d’en sortir.
Elle dit qu’elle plaisante, claro ! Leur chorale aime gronder et brandir le poing. Oui, bien sûr, il connaît José Afonso, les chants de contestation, Cantigas de Maio… Il lève son verre et, d’enthousiasme, il lance :
– A luta continua !
La table entière répond à son voeu.
– Alors, vous venez ?
Elle lui prend la main. Il n’a rien à répondre.
Praça da Achada.
Il faut connaître le passage ménagé entre l’église et l’auberge, oser le prendre, imaginer qu’il mène à une place si inclinée (chavirée, basculante) que les quelques voitures garées, surtout égarées, dorment le cul pointé au ciel, le museau broutant l’enfer des gravats. Un arbre et une fontaine forment les armoiries de cette enclave clandestine, assurément indépendante. Le groupe, animé par une onde d’allégresse, s’engouffre dans une maison blanchie par la lumière d’un réverbère. Casa da Achada, Centro Mário Dionísio. C’est sa seconde rencontre avec celui dont il ignorait tout, quelques heures auparavant. Le peintre Dionísio. Une collection de ses dessins, esquisses, croquis, occupe la totalité des murs d’une grande salle. Le choeur s’y étire en une ronde souple et vibrante. Il perçoit, en ces gens accueillants, l’urgence de chanter. Il profite des égards de la chance : ce soir, une oeuvre se révèle à lui. Il déambule dans le dos des choristes. « Rêver avec les mains ». C’est le titre de l’exposition de dessins à l’esthétique néoréaliste, à l’expressionisme caricatural. Il contemple des figures d’ouvriers et de paysans déformées par une modernité grimaçante, tracées en des temps menacés par la censure. Mário Dionísio, peintre, écrivain, poète, critique, rassembleur de l’opposition artistique au régime autoritaire de Salazar. Mort en novembre 1993. Toute la vie d’un homme en lutte est rassemblée dans une ancienne fabrique de coupes et médailles sportives, reconvertie en centre culturel engagé.
Il achève son troisième tour d’exposition quand les chanteurs se mettent à traîner des pieds, à battre la semelle. Tous. Le chef de choeur, homme maigre et agité, dirige de tout son corps, saute, fend l’air de ses bras, plie les genoux, tournoie, galvanise sa troupe. Il la voit, elle, illuminée par une foi ardente qui la rend sublime. Elle lui rend son sourire. Tous piétinent le sol.
En une seconde, il reconnaît l’introduction de « Grândola Vila Morena », la composition de José Afonso, entrée dans l’Histoire du Portugal, au matin des oeillets, pour avoir précédé, annoncé en fait, la chute de la dictature à la radio. C’est la seule chanson portugaise dont il retient les paroles. Il ouvre la bouche, articule les mots : terra da fraternidade/ o povo é que mais ordena/ dentro de ti ó cidade… Mais il n’ose pas lancer sa voix. Pour la seconde fois, elle prend sa main et l’attire dans le cercle. Pensez ! Un Français qui connaît l’hymne à la liberté du 25 avril 1974 ! Fort du contact de son épaule contre la sienne, il chante à présent avec fougue, comme il ne l’a jamais fait auparavant. Quand les pas, qui imitent la marche d’un peuple conquérant, concluent la chanson, c’est lui qu’on applaudit.
Casa da Achada, à l’intérieur.
Elle lui parle avec ferveur : de la restauration du bâtiment, de l’argent englouti par passion, du devoir de mémoire dû à Mário Dionísio, de la faiblesse des moyens, de l’espoir que perdure un centre d’art dans une aire populaire. Elle lui parle avec ferveur : des gens simples qui remontent tous les soirs de la Baixa avec des sacs au bout des bras, des chats du quartier, des enfants qui aiment s’arrêter à la bibliothèque, des séances de cinéma du lundi, l’hiver à l’intérieur, entre les tableaux de Dionísio, l’été à l’extérieur, sur la place, Buster Keaton gesticulant sur les murs blanchis à la chaux. Elle dit que le Portugal oublieux risque de faire mourir Dionísio une seconde fois, par inattention, inadvertance, par oubli, par perte de conscience. Quand elle finit de parler de la chorale, indispensable à sa vie, il ne reste plus personne, hormis la préposée à la fermeture qui, souriante, attend le point final de sa ferveur pour les saluer et tourner la clé.
Dehors, elle tient sa main captive, encore, et lui déclare qu’il ne pleut plus depuis longtemps sur Lisbonne.
– Sais-tu seulement où dormir ?
Non, il ne s’en est pas inquiété, pensant qu’en février, il lui suffisait d’entrer dans la première pension venue. Maintenant, il est tard. Il reconnaît.
– Si je te guide, es-tu prêt à me suivre les yeux fermés ?
Elle l’avertira quand il devra protéger sa vue, car ils emprunteront le beco dos Cegos, la montée des Aveugles. La précaution lui paraît enfantine, la mise en scène facile. Mais il acquiesce. Elle téléphone. Elle dit : c’est Livia. Elle prévient qu’elle arrive. Oui, un peu tard. Elle reconnaît. Il l’entend préciser qu’elle ne sera pas seule.
Livia.
Pas Rosa.
Livia.
La vie.
Rua Milagro Santo Antônio.
Ils sont passés devant le célèbre centre de cirque et voltige, accroché à la falaise, le bar O Chapitô. Son prénom et le contact de sa main résument ce qu’il connaît d’elle. Pour l’instant, elle le tire vers le haut, le sommet de la ville. Vers l’exigence de l’amour, rêve-t-il. Leurs corps, cousus par la nuit, approchent du castelo de São Jorge. Il évoque le roman de Saramago, l’Histoire du siège de Lisbonne, qui débute dans ces parages. Il l’a lu et se souvient de son héros, ultime relecteur, avant impression, du livre d’un universitaire antipathique et suffisant. Le correcteur n’a plus qu’une nuit pour achever la tâche. Au matin, ses remarques signeront le caractère définitif de l’édition. Le relecteur hésite à glisser une erreur volontaire dans le texte de l’intellectuel prétentieux (pour le punir de son mépris). Une négation au lieu d’une affirmation, ou l’inverse, il ne sait plus trop. En tous cas, Saramago voulait prouver que, par une simple manipulation syntaxique, extrêmement limitée, on pouvait changer le cours de l’Histoire du Portugal. Les alliances se défaisaient alors que, dans la réalité, elles s’étaient nouées. Le succès des batailles changeait de camp. Tout basculait…
Il pense, en lui racontant cette affaire littéraire, qu’un seul signe – un simple geste de lui, un affleurement d’elle – pourrait modifier l’ébauche de leur relation, influencer son cours. Vit-il l’histoire du siège d’une femme à Lisbonne ? Ou l’assaut d’un homme par une femme à Lisbonne ? Ces allusions guerrières lui déplaisent, il préfère un traité d’alliance. Il hésite entre laisser écrire le destin, sans intervenir dans sa prose, ou bien le contredire en imprimant une action directe. De la conjugaison d’un verbe trop volontaire ou de l’usage d’un style relâché dépendent la poursuite des chapitres de leur histoire ou l’accélération du point final. Il décide de ne rien entreprendre. Ils marchent silencieusement le long des rails luisants de l’eléctrico 28, rentré depuis minuit au dépôt. Un taxi pressé les frôle. Ils resserrent leur étreinte face à l’agression. Dans la nuit fantastique, leur apparaît Vicente, le saint protecteur, en personne. Sa statue géante occupe le cadre étroit de la rua Santa Luzia, étranglée par deux bâtiments rigoureux qui gardent l’accès au Largo Portas do Sol. Il lui dit que, de loin, l’effet d’optique est saisissant. L’effigie semble posée sur le socle bombé des pavés, comme une sentinelle inquiète des mouvements nocturnes. Elle demande :
– Tu t’appelles bien Vincent ?
Il préfère ne pas lui demander comment elle le sait.
Le monastère de São Vicente de Fora navigue par-dessus les toits d’Alfama. On dirait un vaisseau volant, échappé à la mer, et venu s’encastrer dans la butte en soulevant une gerbe de lumières. Un rasta maigre et solitaire, les mains rivées à la balustrade du belvédère, déverse sur la tête des dormeurs d’Alfama un réquisitoire reggae inspiré par le capitaine Bob : Olá ! Levez-vous pour réclamer vos droits à la dignité ! « Get up, stand up ! Stand up for your rights ! ». Mais sa voix assassinée par l’alcool ne réveille personne.
Beco do Maldonado. Rua dos Cegos.
Comme elle lui a demandé de fermer les yeux, il l’a perdue de vue. Elle le précède dans la montée do Maldonado. Elle lui murmure l’itinéraire. Il craint de gâcher ses cartes, redoute une maldonne, aussi lui obéit-il aveuglément. Il était prêt à chuter en enfer à Lisbonne. Bien au contraire, dans cette étrange et douce partie, Orphée est mené par la main. Il gravit des marches raides dans le dos d’Eurydice. Peut-être en direction du paradis ?
Livia, ne te retourne pas.
Maintenant qu’il ne la voit plus, il l’entend. « Reviens porté par le vent, mon amour/ Reviens vite, je t’en prie/ Il y a si longtemps que j’ai oublié/ Parce que je suis restée loin de toi/ Reviens porté par le vent, je t’en supplie/ Je sais ce que tu es pour moi… »
Une voix est le plus sûr chemin vers un souvenir ancien.
Maintenant qu’il garde les yeux clos, il la voit : ses cheveux noirs tirés en arrière, une unique tresse dans le dos, ses lèvres minces, son visage de madone, sa beauté d’icône. Il frissonne : combien d’hommes ont rêvé d’elle ?
Le couple quitte la ruelle des Aveugles. Eurydice pousse une lourde grille. Elle précède Orphée dans un passage harassé par le temps, aux pavés disjoints, entre une haie de ruines. La lumière de la pleine lune balaie les façades des maisons crevées, les fenêtres mortes. La caméra s’attarde sur des agaves, un vieil arbre foudroyé par l’hiver, des graffiti de cactus sur les murs, un chat fuyant, le portrait d’une femme taguée aux joues percées de défenses de porc-épic, tandis que, sur l’ascension des deux ombres, coule la chanson de Madredeus : « Haja o que houver », extraite de l’album O Paraiso. Ah oui ! Le Paradis.
Le rôle de Livia pourrait être proposé à Teresa Salgueiro, la chanteuse du légendaire groupe, aujourd’hui dissous – note du scénariste.
Maintenant, il la tient par une épaule, bras tendu, pour ne pas buter sur un pavé.
– Nous arrivons. D’ici peu, tu verras.
Ils pénètrent dans un couloir, presque un tunnel, sous une bâtisse alourdie par la nuit. La caméra les laisse passer, les suit. Ils débouchent dans une cour éclairée où flotte un nuage bas qu’un artiste a modelé avec de la paille de fer. Elle lui fait toucher la rugosité tendre de l’énorme cumulus qui se balance sous la pression des doigts. Elle caresse ses paupières dociles. Elle le place face à une porte que le spectateur découvre, massive et rouge. Elle frappe à cette porte, longuement, puis lui demande, s’il l’aime vraiment, de ne pas se retourner. La porte s’ouvre au moment où des pas s’éloignent, où il perçoit le son de pas pressés de s’éloigner. Ses pas. Le Paradis reste une illusion. Hors d’atteinte. Orphée a respecté ses promesses. Il n’a pas été foudroyé, mais il a, de nouveau, perdu Eurydice. Il n’a pas ébauché un geste pour la retenir ou la suivre. Il laisse faire le destin. Mais, au fond de lui, l’acteur maudit le scénariste, sachant que toute révolte contre les partis-pris de l’auteur se révèlera inutile. La porte s’ouvre, ses yeux aussi. Il découvre la situation, la sienne. L’opérateur impose à la caméra une volte rapide pour décrire la cour pavée d’une demeure fastueuse, deux façades blanches qui se heurtent à angle droit, le porche du tunnel qui troue une aile de l’édifice, l’énorme gaze rouillée du nuage, cerbère au groin difforme, le réverbère de la pleine lune et la porte rouge dans l’encadrement de laquelle un jeune homme, à la politesse exquise, sourit.
Palácio Belmonte. Le seuil.
C’est à l’invitation empressée du jeune homme qu’il ressent le froid. Pour la première fois. – Les nuits de février à Lisbonne peuvent surprendre. Les Portugais traitent l’hiver par le mépris. Il arrive qu’ils s’en mordent les doigts. Entrez vite. Ne soyez pas confus pour l’heure tardive. Nous étions prévenus de votre arrivée. La maison vous est ouverte.
Aucune allusion à Livia.
Le jeune homme est affable et déférent. Qui est-il ? Concierge ? Gardien ? Guide ? Le scénario retient la désignation de « veilleur ». Le veilleur, donc, insiste sur le terme de « maison » qui réduit la taille du palais, dote la fastueuse demeure d’un caractère sensible et familier. Deux figures de proue, en robes d’anges, tombent du ciel dans l’entrée, empreintes de sollicitude pour l’arrivant. Le jeune homme, qui ne cesse de sourire, précède l’invité de minuit dans un sérieux escalier de pierre. Or, tout spectateur, ou lecteur exercé, sait ce qu’encourt un personnage de fiction abandonné aux heures qui précèdent l’aube. Surtout dans un édifice que le veilleur attribue au XVe siècle, associe à des reliefs romains et mauresques, nomme Palácio Belmonte, couvre du titre de « Patrimoine national », considère comme un modèle de restauration, un hymne à la culture portugaise. Le veilleur l’appelle « Coeur de Lisbonne » et s’émerveille de sa résistance au tremblement de terre du premier novembre 1755, à la tyrannie du temps. L’invité, lui, s’étonne d’entendre une musique à cette heure, un air de piano qu’il reconnaît : la composition de Philip Glass pour « The Hours », un film littéraire à propos de Virginia Wolf, construit sur la confusion des temps.
– Qui répète à cette heure ?
Le veilleur l’informe sur la réalité des lieux, celle du vestibule par exemple, mais ne répond à aucune de ses questions.
– Monsieur, s’il le souhaite, peut s’asseoir près de la cheminée, se servir un alcool aux degrés aussi élevés que le sont les heures de cette nuit, mais je peux tout aussi bien le lui apporter. Sans vouloir exercer une quelconque influence sur ses choix, je signale l’existence, dans cette armoire encastrée, d’un Havana Club Grande Réserve qu’on ne manquera pas d’associer à un cinéaste qui filma entre ces murs. Sachez que Wim Wenders investit Cuba et le Buena Vista Social Club après avoir accroché le parfum durable d’un film nostalgique aux replis des décors du Palácio Belmonte. Monsieur se souvient-il de Lisbon Story ? Très certainement. Le héros, joué par Rüdiger Vogler, preneur de son, épris lui aussi d’une femme à Lisbonne, s’appelait Winter. C’est amusant ce nom, « Hiver », pour vous qui découvrez Lisbonne à la saison froide, n’est-ce pas ? Mais n’oublions pas Marcello Mastroianni, parti pour l’éternel hiver. L’adaptation du livre d’Antonio Tabucchi, Afirma Pereira, « Pereira prétend », atteste sa présence parmi nous peu avant sa disparition. Je dirais qu’il s’agit d’un de ses ultimes passages à l’écran. Lisbonne fixe ainsi d’étranges rendez-vous, ne trouvez-vous pas ?
Le regard du veilleur se fait insistant. Le trouble du visiteur est visible.
Puis, la caméra perd les deux protagonistes pour butiner dans l’espace du vestibule des images précieuses, dont celle d’un jardin zen minuscule, posé sur une console, et qui apparaîtra au montage, associée à la mort annoncée de l’acteur italien. On distingue l’enfilade des pièces délicatement éclairées, la bibliothèque, l’ancienne salle des repas, au fond, sertie d’azulejos. On repère la silhouette du visiteur français, filmé de dos, pénétrant avec hésitation dans la bibliothèque. La voix du veilleur le poursuit, mais sa présence souriante est exclue du champ. Le scénario indique qu’on ne le reverra plus, mais que sa voix continuera à infléchir la déambulation de l’homme qui voulait confier son destin à Lisbonne et qui murmure pour lui-même :
– Je ne vis pas cette histoire avec l’intention qu’on puisse y croire.
La voix off du veilleur exerce une autorité masquée par un ton conciliant :
– Je dissuaderais monsieur d’accéder aux chambres. Trop de gens y ont dormi et y dorment encore. On a pu vous informer que ce palais avait une activité d’hôtel raffiné. Je dirais que ce n’est pas la vocation essentielle de cette « maison ». Celle-ci vous apparaîtra si vous allez à sa rencontre, soyez sans crainte. Je conseille toutefois à monsieur de garder sa conscience en éveil et de voyager à sa guise. Vous pourrez croiser quelqu’un, au hasard des pièces, ou pas. Laissezvous guider par votre fantaisie. Ici, rien ne vous contraint.
La Bibliothèque.
Une lampe discrète met en valeur l’atmosphère rouge de la bibliothèque. Teinte tragique du sang de boeuf, à l’instar des briques du sol. Ou couleur complice de la chance dans la pensée extrême orientale. Ce n’est pas un hasard si traîne sur le bureau un livre à couverture rouge : Fernão Mendes Pinto e os mares da China. Le visiteur lève ensuite la tête. Bordés de larges marges rouges, deux kakémonos immenses couvrent des murs opposés, relient le plafond au sol, la terre au ciel, exposent, sur six colonnes, la liste des langues en usage sur terre. Une grande part d’entre elles. Rien ne lui paraît plus beau que cet inventaire. Il reconnaît, dans cet état des parlers vivants, la musique propre de chaque peuple, la volonté de résistance des mortels au désespoir du vide sidéral, l’interprétation intuitive et plurielle des mystères de l’existence. Il jouit de cet éloge de la différence, loin, très loin de Babel. Il refuse de voir, dans la dispersion des tribus de la Bible, une nouvelle faute humaine punie par l’éternel champion divin de la culpabilisation. Disposées ainsi, les langues forment un escalier monumental vers la Connaissance.
– C’est un fait avéré, Dieu et la télévision ont toujours redouté l’accès du grand public à la compréhension du monde dans lequel il vivait.
L’auteur du scénario poussera l’audace jusqu’à confier au personnage du voyageur étranger la maîtrise d’un de ces langages minoritaires, inscrits dans le tissu du kakémono. Une note d’intention insiste sur le gain esthétique à le filmer, lissant les mots, caressant les caractères du bout des doigts, comme le font les lecteurs de braille. Il s’arrêtera soudain sur une ligne, comme s’il reconnaissait la dénomination, comme si la langue indiquée, le kalasa, oeuvre d’une minorité de l’Himalaya, affluait dans sa tête, déposait sur ses lèvres la musicalité de ses vocables :
– Adu a a ta silipera, tromisho ito kodji taï ne saprem, maï baba ko maï behel baba ko…
Un chant d’amour lointain qui lui revient subitement en mémoire : douleur d’un homme parti à l’aube travailler et qui trouve l’être cher, à son retour, envolé.
A dor também faz cantar.
Il répète :
A dor também faz cantar.
Surtout la douleur.
L’antique salle des repas.
Il remarque alors le son que provoquent ses pas. Chuintement, craquement. Il avance, recule, glisse, esquisse une figure de danse, au milieu de la salle vide des dîners d’antan. Les parquets répondent à sa sollicitation. Oui, il peut danser, un fado sur un mode burlesque, main droite accrochée à son épaule gauche, répétant à l’envi : A dor também faz cantar. Dix fois peut-être. De qui craint-il le regard ? Les portes latérales sont fermées. Les personnages des azulejos, qui ceignent la pièce, sont occupés à manger dans des prairies bleues : des marquises enrubannées se délectent, se pourlèchent les doigts, tandis que de beaux messieurs aux arrières pensées gourmandes, aux intentions nettement voluptueuses, leur présentent l’hommage de leurs chapeaux bas. Et les servantes, dans ces tableaux, toujours en retrait, en attente d’attention, tendent des coupes de vin pétillant destinées à accélérer la séduction, sous les ramures de la galanterie, dans les champs de la préciosité.
Il remarque alors le parfum que dégagent des boules de senteur, créées à l’aide de clous de girofle, disposées dans des coupes en verre et marquées du sceau du palais.
Il remarque alors le chant ténu qui monte dans le silence et qui l’attire inexorablement vers la porte close du salon de musique.
É grande o silêncio / Agardo o milagre…
C’est sans doute les mots qu’il espère cueillir, portés par la voix qu’il rêve d’entendre. Livia.
Le salon de musique.
Il entrouvre la porte du salon de musique et l’image, à l’écran, perd la couleur pour le noir et blanc. L’effet n’est pas neuf, mais suggère efficacement le transfert du présent au passé. Le personnage du visiteur est ainsi privé (frustré) de sa réalité au profit de celle de Wenders et de son comédien d’alors, Rüdiger Vogler. Il paraît improbable que le réalisateur d’aujourd’hui fasse l’économie d’une référence à « Lisbon Story », à la scène devenue classique de la répétition du groupe Madredeus dans le Palácio Belmonte, alors décrépit. Ce flash-back permet de mesurer l’effort de restauration déployé depuis le tournage du film allemand en 1994. Les musiciens jouent : guitares, accordéon, violoncelle, clavier. La fumée de leurs cigarettes monte dans la pénombre. Teresa Salgueiro, la chanteuse, lui tourne le dos, alors qu’elle sourit à Rüdiger Vogler, l’acteur qui l’a précédé en ces lieux. Sa longue tresse chute de son épaule sur sa robe noire. Sa voix, aiguë, épingle le rêveur comme un papillon dans la boîte de l’entomologiste. Il est ce rêveur aiguillonné.
Chegas amor finalmente / O meu amor, mesmo tarde…
Jamais Livia ne se retournera vers lui. Une nouvelle fois, le scénariste l’a trahi. Ce dernier, dans une note en bas de page, évacue le moindre doute : Teresa Salgueiro, dans le rôle de Livia, pure et élégante, personnifie la ville de Lisbonne. Mais le personnage du visiteur ne l’a pas encore compris. À cet instant, il croit encore en sa liberté d’aimer, de dériver, au droit d’infléchir son destin. Eu vou livremente / contigo a meu lado / tenho o meu mundo contente / neste sonhar accordado…
Il y a, sur un meuble peint du XVIIe siècle, une boîte vitrée où les papillons épinglés sont bleus, du bleu intense des azulejos.
>O desejo prétende louvar a saudade…
Le salon de musique.
La salle de réception aux décors bibliques.
Il y aura, sur le cadre de la porte qui se referme, au contraire de la logique, une amplification de la musique. Puis, la caméra balaiera de façon désordonnée le plafond à caissons de la salle des repas, orgueil de l’architecture classique portugaise. L’image, troublée, prise de folie, rendra compte de la confusion des sentiments du personnage ; elle restera, quelques secondes, prisonnière des appliques bleues aux tiges graciles, déployées à la manière du paon qui parade, avant de finir sa course sur la porte opposée, celle de la salle de réception, fermée. Ce procédé invite bien sûr à la poursuite du voyage. On entend le visiteur demander en portugais :
– Ondé é que vamos ? Oui, à présent, où allons-nous ?
Parle-t-il de lui en particulier ou du monde en général ? Lui répond la voix du veilleur qui rappelle ainsi sa présence cachée et son insidieuse influence :
– Mon rôle est d’avertir monsieur que, dans la salle de réception, se tient actuellement la réunion des sages auxquels nous avons emprunté les noms pour distinguer chacune des chambres de cette maison, afin que les dormeurs bénéficient pendant leur sommeil d’un repos intellectuel. Vous êtes libre de les « concevoir » ou de passer votre chemin sans les voir. Il sera fait selon votre bon vouloir et l’intensité de votre fantaisie. J’estimerais toutefois regrettable que monsieur se privât de la réflexion d’hommes de paix, généreusement penchés sur notre avenir. Vous l’aurez compris : la vocation de ce palais est de servir aussi de laboratoire de la pensée. D’autres chercheurs y sont régulièrement convoqués, tous d’époques ou d’origines différentes. Nous estimons qu’il est urgent de redonner à l’intelligence et au sensible la place centrale qu’ils méritent pour permettre au progrès de se civiliser…
Le personnage du visiteur ouvre précautionneusement la porte. La musique s’est éteinte, remplacée par le son discret mais continu d’un battement de coeur. Celui de la ville ? Rien ne saurait perturber ces hommes qui siègent, en dépit des habits de leurs époques respectives, sur des chaises en plastique bleu, au design recherché. Bleu comme les azulejos qui courent sur les quatre murs, entre portes et fenêtres : scènes de batailles et d’amour, importées de la Bible. Les lustres, aux bouquets de tiges rouges, se pavanent au-dessus de la nappe blanche de la très longue table. Les penseurs sont identifiés par un cartel posé devant eux, comme dans tout colloque officiel.
Il se sent comme un intrus dans cette assemblée. Il fait le tour de la pièce sur la pointe des pieds, limitant les craquements du parquet. Mais, rien n’interrompt le dialogue silencieux des sages. La voix du veilleur, dans son dos, le pousse à jouir de la scène, à effectuer de calmes circumambulations. La caméra suit ses rotations. Le veilleur croit nécessaire de faire les présentations :
– Le premier, avec son nez busqué, sa barbe d’érudit, son calot, son manteau à large col du XVIe siècle, avec son regard qui contient des excès d’horizons, c’est Fernão Mendes Pinto. Il navigua à l’heure où les vagues océanes entendaient couramment la langue portugaise et traduisaient les ambitions de l’empire, des plages de l’Algarve aux rivages japonais de Tanegashima, atteints en 1543. Son ouvrage, « Pérégrinations », publié en 1614, après sa mort, contient de si extraordinaires narrations que, longtemps, elles furent soupçonnées d’affabulation, d’avoir été écrites avec l’encre d’une mer trompeuse sur le papier illusoire du ciel. Explorateur, pirate, captif, un temps jésuite : qui peut mieux que lui incarner l’idéal d’entreprendre ?
À ses côtés, Fernão de Magalhães qu’on nomme aussi Magellan. Vous reconnaissez son visage carré, ses moustaches tombantes comme cascades, ses yeux injectés d’une détermination absolue. Cet homme, dont le nom est associé à un détroit, eut l’ambition d’élargir le monde, de fouiller derrière la façade des croyances officielles, de forcer les passages. Même s’il mourut en chemin au cours d’une rixe prosélyte, sa gloire écrase encore l’identité de son pilote, Elcano, à qui revient pourtant le mérite d’avoir accompli le premier tour du globe et de ramener l’unique caravelle de la mission exploratoire, la Vitória. Mais ne serions-nous pas en quête perpétuelle de meneurs aux talents de sourciers, qui sachent puiser pour nous dans les réserves de l’espoir ? Je sens que vous avez du mal à identifier son voisin, Bartolemeu Lourenço de Gusmão, né à Bahia en 1685, mort à Tolède en 1724. Vous autres, Français, restez obnubilés par Montgolfier à qui vous attribuez la gloire de l’élévation en ballon, sans reconnaître, par simple ignorance, je présume, la paternité de l’aérostation à notre père portugais, surnommé « le Planeur » pour avoir bataillé toute sa vie à faire se lever de mystérieuses machines. Ses échecs ont ouvert la voie à ceux qui eurent l’heur de naître à sa suite. Cet ecclésiaste que vous voyez là, avec sa robe noire surmontée d’une large bavette, ses cheveux longs séparés par une raie centrale, l’air sérieux, son compas dirigé vers d’ahurissants calculs, représente, dans cette assemblée, la vertu indispensable des précurseurs.
Il n’est pas seul, ils sont deux. Je sens votre regard interrogateur posé sur ce géant dont la tête frôle les nuages, à une altitude qui pourrait rendre jaloux ses collègues de travail. C’est justement ce double mètre qui valut à Manuel António Gomes le surnom de Padre Himalaya, qu’il endossa d’ailleurs comme sa soutane. Qu’apporta à la communauté des vivants cette force de la nature, barbue, au regard sincère ? Le « pyrheliophero » ! Il s’agit du premier four solaire à atteindre, en 1904, la température record de trois mille huit cents degrés ! Ne vous étonnez pas si nous comparons à l’Éverest cet immense chercheur portugais, pionnier dans le domaine des énergies renouvelables. N’est-il pas l’incarnation de la modernité ?
Et ce visage grave, à barbe blanche, au regard insondable, au nez dévié ? Il ne vous rappelle rien ? Mais oui, c’est Agostinho da Silva, notre philosophe révéré, dont on peut dire qu’il fut un des esprits marquants du XXe siècle portugais. Sa disparition récente nous permet, si j’ose dire, d’avoir encore accès à ses « conversations vagabondes », à sa philosophie pratique, à son sens inné de la responsabilité intellectuelle grâce à YouTube et au réseau numérique. Oh combien mérite-t-il sa place dans cet aréopage !
Son jeune confrère n’eut pas la même chance de longévité. Pourtant, je suis tenté de donner à son oeuvre le qualificatif vertigineux d’ « immortelle ». Amadeo de Sousa-Cardoso ! Vous le voyez là, attablé, avec son allure de Marlon Brando de l’art contemporain portugais, son assurance de surdoué. Beau gosse, incontestablement, avec son béret basque, son noeud papillon sur sa blouse de peintre, son regard de conquérant, conscient d’entrer à pleines toiles dans la légende du cubisme. Maudite pneumonie qui l’expulsa de l’atelier, à trente-et-un ans, le 25 octobre 1918, alors qu’il tutoyait déjà ceux dont la notoriété grandira sans lui. Nous le sollicitons ici pour la puissante de sa créativité.
Je vous en prie, soyez discret, ne montrez pas du doigt Ricardo Reis, sous prétexte que nous avons invité à cette séance de travail un hétéronyme de Fernando Pessoa plutôt que le maître luimême. Vous l’avez démasqué, je vous félicite. Rares sont ceux qui parviennent à l’identifier d’après la représentation qu’a faite de lui le peintre, écrivain, danseur, mathématicien, Almada de Negreiros (considéré par Pessoa comme le « génie absolu ». Faites-moi penser à le convier une prochaine fois). Pourquoi Ricardo Reis ? Souvenez-vous : c’est sous ce pseudonyme que José Saramago, notre Prix Nobel de littérature, met en scène Pessoa himself dans son roman, « L’année de la mort de Ricardo Reis », qui se passe en 1936, une année où les bottes font un sacré vacarme, où l’Europe pue la charogne, où la démocratie, clouée au poteau, affronte les chiens noirs des fusils du fascisme. Saramago ressuscite Ricardo Reis, prolonge d’un an la vie de Pessoa, mort en 1935, pour que le « petit père de l’Intranquillité passive » contemple la réalité bien en face, pour qu’il voie les saloperies immondes que les hommes imposent à la vie, pour qu’il sorte de la planque de sa tombe et, qu’une fois enfin, il s’implique. S’indigne.
Voilà, nous y sommes.
Les mots sont lâchés : « implication », « indignation », pavés dans la mare de l’individualisme recroquevillé de notre actualité. Vous l’avez compris, ils sont tous là, attablés, attelés à la tâche, soucieux, vaguement inquiets, âpres au travail, car il est temps d’agiter un monde devenu léthargique, amnésique, en proie à un manque d’exigence et à une perte d’imagination. Et savezvous sur quoi dissertent-ils à l’instant où l’aube harcèle déjà le ciel de Lisbonne ? Du rôle de l’Éducation et de la Culture comme outils essentiels du développement économique. Comme armes de pacification massive. Il paraît que peu de dirigeants, même les plus puissants, surtout les plus influents, en ont conscience.
Le visiteur français s’entend prononcer une dernière phrase pour mettre un terme à la logorrhée du veilleur :
– Je vous donne raison en tout. La faute incombe aux intellectuels, démissionnaires pour la plupart, résignés à jouer les clowns sur les pistes médiatiques, la gueule enfarinée de poudre, baillant sur les plateaux de télévision, devenus palhaços. Assurément, il est temps qu’ils se réveillent…
Il cède alors au sommeil, affalé dans un fauteuil bleu.
Scène finale. La terrasse. Bairro Destino.
Un rai de lumière naissante précipite son réveil. Il a le sentiment d’avoir peu dormi. La grande salle aux fresques bibliques est vide. La table et la nappe blanche ont été retirées. Ont-elles jamais été disposées ? Les portes sont largement ouvertes. Le jour circule dans le palais. Personne d’autre. Il est trop tôt encore. Pourtant, il discerne des voix claires d’enfants, qui l’expulsent de son fauteuil, l’attirent. Des enfants, ici, si près ? Il traverse à nouveau la salle des repas anciens. Le salon de musique ne garde aucune trace du concert de la nuit. En revanche, tous les personnages des azulejos s’adonnent à un instrument. Une belle joue du clavecin en pleine nature. Un gandin concupiscent laisse choir son regard dans la profonde vallée de sa gorge alors qu’il est supposé admirer les doigts de la dame courant sur le clavier. Un autre godelureau surprend une donzelle en surgissant dans son dos avec un pipeau.
Une double fenêtre donne sur une terrasse grande ; elle est entrouverte. Il suffit de se faufiler pour gagner cette proue de navire. Le palais ainsi se prolonge, fend la mer rouge des toits, domine l’amphithéâtre indiscipliné d’Alfama. Déjà les premiers trams jaunes filent, grinçant des rails, tremblant de la carcasse, vers le terminal des Prazeres, le fameux « cimetière des Plaisirs ». Un bateau de croisière a profité de la nuit pour s’allonger contre les quais du port. Le visiteur se penche par-dessus la balustrade pour repérer la source de cris et de rires si précoces. Des enfants courent dans des ruines en contrebas. Il n’a jamais vu auparavant ces blocs de maisons écroulées, ni l’arbre calciné par l’hiver, ni les agaves agressifs qui défendent l’intégrité de ce pays des morts. Pourtant il croit connaître ces lieux. Ils lui sont familiers. Les enfants se poursuivent dans des escaliers, jouent à paraître dans le cadre de fenêtres vides : des élèves d’une classe de primaire comme le Portugal joyeusement les fabrique, en mêlant fils et filles de « laitues autochtones », alfacinhas lisboètes, à de jolis piments des territoires africains, Cap-Vert, Mozambique, Angola, Guinée, São Tomé… Il assiste à la vision d’un avenir possible dans ce désordre matinal. D’habitude les classes ne sont pas encore de sortie à cette heure. Pourtant, l’institutrice est bien là, qui surveille. Elle explique aux enfants qu’une ville, comme une plante, passe sa vie à faner et à fleurir. Qu’il faut l’arroser avec des idées neuves et des projets amoureux. Un moment, les ruines gagnent, mais un autre jour, une innovation les efface. Ici, par exemple, devrait naître un village d’artistes et d’artisans, qui sentira bon le pain et le vin, un quartier à nouveau vibrant qui prendra le nom de « Destin », Bairro Destino. Ici, le futur se mariera au passé…
Une fillette doute que ce soit un vrai mariage.
– Est-ce que le futur est une femme ? Ou bien c’est le passé qui est masculin ?
Les gamins exigent de comprendre.
Elle leur dit qu’ils sont, tous, les enfants de l’un et de l’autre. Ils portent en eux une longue histoire, mais sont aussi les espoirs de cette ville. Ils devront lui apporter tendresse et recours, imaginaire et désir, pour qu’elle reste belle et vive, à jamais.
Les enfants lui disent avec ferveur qu’elle aussi restera belle et vive pour toujours. Elle porte une longue robe noire et cette natte lourde, voluptueuse, qui tombe de son épaule en direction des reins. Il la regarde douloureusement. Elle lui tourne le dos.
A dor também faz cantar…
L’a-t-elle seulement aimé ?
À l’ultime instant, elle se retourne, et une colombe s’envole.
Livia. Lisbonne.
Teresa Salgueiro chante en s’éloignant, mais pour lui seulement, « le ciel de la Mouraria ». Alors, se dilue dans la douceur de la voix sa jalousie envers les amants de Lisbonne qui apparurent avant lui, dans de précédents films. Alors, et alors seulement, il retrouve la maîtrise de son destin. Quartier du Destin. Bairro Destino.
FIN
Le générique se déroulera, encore, sur cette chanson de Madredeus, « Le ciel de la Mouraria », extraite du même album, Ainda, « Encore » (1).
Quando Lisboa accordar / Do sonho antigo que é seu / Hei-de ser eu a cantar / Que eu tenho um recado só meu… Ceu da Mouraria… Ouve / Vai chegar o dia novo… E o sol, das madrugadas todas / Nevoa de um povo a sonhar / Os teus mistérios, Lisboa / São, as pombas qua ainda há…
Jean-Yves Loude.
Lisbonne-Beaujolais.
18 février 2012.
(1) Pedro Ayres Magalhães